mardi 11 avril 2017

Et toi ? Tu en as fait combien ?

Récit du Marathon de Paris 2017

8h55 – Ca y est…
Les photos souvenirs de groupe, de couple, avec l’Arc de Triomphe en arrière-plan sont déjà un souvenir. Le speaker a crié le Top départ, et les lignes devant nous commencent à bouger. Titanne est en retrait, à cinquante centimètres à ma droite. Nos autres compagnons sont restés une dizaine de mètres derrière. Se faufiler dans les sas… Dix ans d’expérience qui feront toujours la différence.

Il y a à peine une minute, un gars sympa, jeune, juste là à ma gauche, m’a souhaité bon courage. On a échangé quelques mots banals (allez, c’est maintenant que ça se passe… c’est dans la tête… et autres indispensables), et rapidement la question fatidique a fusé : « - Moi c’est mon premier. Et vous, vous en avez fait combien ? »

Tadam… C’est une question que je vois venir de loin maintenant, mais que j’ai toujours du mal à entendre. Simplement parce que je ne sais pas quoi répondre…. J’en ai « fait » combien, des marathons ? Six ? Cinq ? N’allez pas croire que ma mémoire me joue déjà des tours. Seulement, les marathons, j’en ai préparé six, trois mois chaque fois, j’en ai commencé six (sans compter celui d’aujourd’hui)… mais voilà, je n’ai passé que cinq fois la ligne d’arrivée. Alors un marathon abandonné, est-ce qu’on le compte ? Ca dépend de quoi ? De quand on s’est arrêté, de si on a vraiment eu le temps de souffrir ? Grande question, non ?

Qu’est-ce que ça veut dire, abandonner un marathon ? Qu’est-ce que cela représente, ces trois mots tout bêtes ? Dans mon cas, c’est se retrouver, grand bonhomme de 40 ans, à chialer comme un môme pendant deux heures au pied du manège entre la Tour Eiffel et le Trocadéro, à mendier un coup de téléphone (le mien ne marche plus, trempé de sueur) à une gentille dame, qui me trouve quand même un peu bizarre, je le vois bien, pour prévenir que ce n’est plus la peine de m’attendre à l’arrivée, à pleurer encore devant la demoiselle de la Croix-Rouge qui m’explique que « non monsieur, les couvertures de survie, ce n’est pas pour ceux qui ont froid, c’est pour ceux qui sont vraiment blessés – j’en ai encore honte »… Et enfin à pleurer devant le préposé du RER parce que mon ticket trempé (forcément il était à côté du portable) ne marche pas dans la machine vous pouvez pas me le changer SVP je peux pas rentrer je sais pas quoi faire j’ai mal au doooos…

Abandonner, c’est aussi, une fois passé le gros chagrin, regarder avec le cœur bien lourd les T-shirts  des finishers qui fleurissent dans Paris tout l’après-midi (on a la même démarche, mais pas le même maillot), c’est appeler tous ceux, participants ou non, qui attendent impatiemment un SMS avec un temps réalisé, pas une excuse vaseuse. Et se rendre compte que oui on me l’avait dit que ce n’était pas la meilleure des idées de faire une terrasse en bois exotique en même temps qu’une prépa marathon. Faut réfléchir, un peu…

Abandonner, c’est enfin se condamner à la question éternelle, tellement facile à froid : est-ce que vraiment, je n’aurais pas pu ?

Entre la Tour Eiffel et le Trocadéro… Ah oui, parce que justement, ce marathon que je n’ai pas fini, il y a trois ans, c’est précisément celui de Paris, celui sur lequel je suis présentement en train de lancer mes premières foulées, au milieu des Champs-Elysées.  Le marathon de la revanche, alors ? Pas vraiment, non, pour Titanne non plus d’ailleurs, elle qui s’était vue privée du départ de la même édition pour cause de fracture de fatigue. Non, c’est juste l’occasion qui nous a menés ici, l’idée de clore la boucle (c’est le cas de le dire). De toute façon, commencer un marathon avec des idées de revanche, c’est le meilleur moyen de se ramasser. Le mantra est plutôt simple : que des pensées positives…

Allez, retour au présent, ça commence en descente. Juste devant nous dans le sas, j’ai repéré un certain Patrick, un peu parce qu’il a un bandeau rose sur le front, mais surtout pour le grand drapeau qu’il porte sur un mat accroché à son dos. Un meneur d’allure, en 3h45. Il pourrait bien devenir mon copain, Patrick, vu que 3h45, c’est précisément l’objectif de l’année. Il y a eu un peu de progrès en trois ans, c’est vrai, alors l’ambition monte, une ambition raisonnable. Et pourquoi ne pas essayer de le coller comme un sparadrap ? Tentant, mais pour en avoir déjà fait l’expérience sur un autre marathon, et m’en être bien mordu les doigts, je reste sur la réserve. On verra bien…

Quelques centaines de mètres depuis le départ, et le problème s’est déjà résolu tout seul. En 500m, le Patrick en question m’en a déjà pris une bonne centaine. Pourtant, ce n’est pas la cohue, le flux des coureurs est plutôt bon, et je ne suis pas si lent… A mon avis, Patrick vient de se souvenir qu’il déjeune chez belle-maman ce dimanche midi, et il est parti comme une fusée pour éviter de manger un poulet brûlé. Salut mon grand, on verra bien si on se retrouve, sinon bonjour à belle-maman… En attendant, je vais vivre ma vie comme un grand.

Je me concentre sur moi-même. Mon rythme, mon souffle, ma posture. La fameuse posture « bogoss », avec  le buste bien droit, celle que Rodolphe nous fait volontiers travailler à l’entraînement. J’ai remarqué que quand je prends la pose, je me cale naturellement sur mon allure marathon.

Probable que Titanne est encore assez près derrière moi. Mais même si j’y pense, plus question de se retourner. Pendant les heures à venir, c’est devant que ça se passe. Je laisse les autres se débrouiller. Certains prévoient de courir en équipe, mais je crois qu’à un moment ou à un autre, on se retrouve forcément tout seul, face à soi-même. On pourrait bien courir au milieu d’une colonie de lutins, les limites que je m’apprête à côtoyer sont dans mon cerveau, bien profond là où personne d’autre que moi ne pourra influer. Bon, ce n’est pas une vérité universelle. C’est juste la mienne… le fameux théorème d’Olivier.

Les Champs sont avalés, nous voilà sous la Grande Roue de la Concorde. Un grand type dégingandé me dépasse en quelques bons de sauterelle. Ploc, ploc, en trois foulées je l’ai déjà vu perdre deux des gels qu’il porte à la ceinture. J’en ramasse un sur mon chemin et accélère un peu pour aller lui rendre. Je suis pour la préservation des sauterelles, mais je sais qu’à ce rythme-là il sera vite en panne sèche. Chacun sa journée…

C’est le beau moment du parcours. La rue de Rivoli est large, il y a de l’ombre, pour échapper au soleil déjà chaud. Nous suivons les monuments, enfilés sur notre droite comme sur un collier de perles, le Louvre, la tour Saint-Jacques, l’Hôtel de Ville, l’église Saint-Paul, et déjà au loin le Génie de la Bastille. Six kilomètres ! Un septième du parcours. Quand il n’y a que les pieds qui s’activent, mon cerveau se met à faire des maths. Ca passe le temps, mais ça donne un peu le vertige de penser à la suite.

On s’éloigne déjà vers des contrées moins connues du touriste lambda que je suis. Ca rétrécit un peu au niveau de la rue de Reuilly ; et puis tiens, ça monte surtout ! A part le château de Vincennes, il n’y aura pas grand-chose pour accrocher l’œil jusqu’à la mi-course, à 21 km. C’est le bon moment pour mettre en route ma playlist, et donner un peu de couleur à la balade parigo-champêtre qui s’annonce.

Pour ma part, je trouve que cela aide, de courir en musique. Surtout quand la course est bien lancée, et que l’on se sent suffisamment chaud. Le seul mot d’ordre en ce qui me concerne : du rythme. De fait, je sélectionne d’habitude mes morceaux avec soin, et bien que j’en élimine régulièrement, je retrouve souvent les mêmes. Il m’est déjà arrivé, au cours d’un marathon, de me rendre compte que beaucoup de mes titres me sortaient par les yeux. Forcément, je les avais écoutés intensivement pendant les trois mois d’entraînement qui avaient précédé.

Il faut pouvoir se laisser surprendre. Et pour y arriver, j’ai testé une nouvelle approche cette fois-ci : demander à cinq amies coureuses – le top du top des drôles de dames-  de me fournir en nouveautés. Avec cette consigne : « enregistrez-moi un message d’encouragement de quelques secondes, et ajoutez le morceau qui vous donne le plus la pêche – que ce soit pour courir, passer l’aspi ou que sais-je … » Toutes ont joué le jeu –yes !!- et pour ma part j’ai pris soin de ne –presque- rien écouter avant. Cinq surprises à déguster, cachées au milieu de mes propres choix. J’ai hâte ! J’ai essayé de les répartir sur l’ensemble de la course, les déjà marathoniennes aux moments stratégiques, les futures aux autres moments stratégiques. Cinq personnes très différentes les unes des autres, je m’attendais à cinq messages assez hétérogènes. Et mazette… J’ai été servi, au-delà de mes espérances. Une super expérience, vous pouvez toutes vous attendre, mesdames, à vous faire recruter à nouveau.

Les kilomètres et les chansons défilent. Le rythme est bon, je vais même plus vite que prévu, mais je me sens vraiment bien. Je sais que c’est un piège, mais prenons quelques risques maîtrisés. Et Patrick ? Il est là-bas, devant. Son avance n’augmente plus. Tan je le vois, tan je le vois pas, comme on dit chez nous à Aubagne. Ca dépend des virages… Et je cogite sereinement, j’écoute les paroles des chansons, qui résonnent avec le contexte. Give it away, des Red Hot. Tu m’étonnes que vais tout donner… Noir Désir, le vent nous portera. Ah oui c’est bien ça, j’ai rien contre un petit coup de vent. Surtout qu’il fait de plus en plus chaud. Always the sun des Stranglers, encore une fois on est raccord. Tu m’donnes le mal : Aïe, au temps pour les pensées positives. Mais ça envoie bien.

Ca devait arriver : la pause pipi au milieu du bois de Vincennes, avec tous mes copains incontinents (on est une grande famille). Pfff… Le jour où j’arrive à gérer ça, je vais en gagner des secondes… Et c’est le moment que choisit Vanina pour lancer son message. Super ! Et je repars comme sur un dancefloor. Très différent de mes goûts de vieux beau. Je prends !

On sort du bois, dix-sept, dix-huit kilomètres. A plusieurs reprises, je reconnais des places passées il y a trois ans, et chaque fois la même pensée : oh là là, j’étais déjà mal par ici. Cette fois-ci, je me sens vraiment mieux. Enfin, il faut reconnaître que les jambes commencent à se faire sentir un peu. Ceci dit, je n’ai jamais pensé que ce serait indolore. Tout ce qu’on a préparé pendant trois mois se résume au fond à retarder le moment où le corps ne répondra plus. Repousser l’échéance…

Dix-neuf kilomètres, ça redescend vers Paris, les pompiers aspergent, et cette fois j’y ai un peu droit. Je remplis consciencieusement ma propre bouteille à chaque ravitaillement, en dépit de la bousculade qui fait perdre du temps et de l’énergie. Quand je peux, je me vide le fond de bouteille dans le dos, attention frisson, avant de jeter la petite bouteille transvasée vers les poubelles géantes au bord de la route. Pas assez géante cette fois-ci ; je me rate et je manque d’assommer un gars de la propreté de Paris, qui fait son boulot. Je me demande ce qu’il pense de cette foule qui défile  sans interruption.

Toujours mes chansons, et puis soudain une voix bien connue, celle d’Audrey. Quoique ! Je me rends vite compte que pour le même prix, j’ai droit à une autre supportrice, sa collègue (et notre amie) Sue qui vient justement de courir le marathon de Barcelone. Bonheur… Un duo franco-anglais, un moment monobloc de 15 minutes qui mêle messages et musiques. Tellement bien fait qu’on reconnait derrière la patte de l’ingénieur du son en chef qui leur sert de patron (et accessoirement de mari, pour l’une d’elle). Toute la boîte s’y est mise on dirait, je suis flatté. Ca se termine par une blague, vraiment bien choisie. Assez drôle pour me faire sourire, mais j’arrive  quand même à éviter la quinte de toux et l’arrêt cardiaque en me concentrant. Remarque, après vingt kilomètres, j’ai le sens de l’humour qui s’effrite un peu, je commence à me rappeler que mes jambes n’ont pas vraiment été conçues pour ce genre de fiesta.

Tiens, I will survive, par Cake. Ca tombe bien, encore une fois c’est justement mon projet de la matinée…

Après vingt et un kilomètres, on rebascule sur les quais de Seine, pour entamer le troisième quart de la course. En fait, un marathon, c’est juste un semi, après un échauffement un peu poussé... Avec ce genre de maxime, je garde un bon moral, d’ailleurs c’est à nouveau un tronçon « touristique » qui s’annonce. Sur ces quais, nous allons longer le musée d’Orsay, Notre-Dame, et au loin il y a la Tour Eiffel. Sauf que les voies sur berges, elles sont plutôt étroites… Alors ça bouchonne un peu, et moi, je sens que je pourrais vraiment aller plus vite que le groupe de dadames bien tranquilles qui prend toute la largeur devant moi. A ce stade, ralentir n’est plus une option envisageable pour se préserver. Ca fait mal, quelle que soit la vitesse ! Ce qui compte, c’est d’avancer, en se calant sur une allure. Alors c’est le moment de jouer des coudes – pardon Madame pardon Madame dégage Mémé (ça c’est à voix basse).

Ah tiens, ça commence. Je ne sais pas si c’est pareil pour les autres, je n’en ai jamais trop discuté, mais à partir de 25km, c’est pour moi le début d’une sorte de syndrome de Tourette mental. Je commence à penser des choses, et des mots, que je n’oserais pas dire tout haut, même seul dans ma voiture coincée dans un embouteillage. C’est normal, docteur ? Bon, ça reste dans ma tête, alors je ne consulte pas. Et tiens, tac tac, je fais un check à deux gamins qui tendent la main sur le bas-côté, je reste quand même un gars sociable.

C’est important les spectateurs. Est-ce qu’ils le savent ? Il y en a partout, c’est vraiment sympa. Et ils nous disent - tous - que nous sommes – tous-  formidables. Avec sincérité, c’est super. Merci merci les amis, on dirait bien qu’on est tous des frères. Et si on gardait le même esprit dans quinze jours dans l’isoloir ? On s’en sortira peut-être, comme ça…

Au fil de mes divagations, voici les tunnels routiers. Le premier, celui des Tuileries, fait huit cent mètres, et il rend beaucoup de coureurs claustros. Je crois que ça m’était arrivé la dernière fois, mais là, je me sens comme un rat dans un égout, je joue à domicile. Dans la pénombre je reprends une belle allure, et la remontée à l’air libre (et chaud) passe toute seule, position bogoss de retour. Bon, il reste encore trois tunnels, et là, autour de moi, ça commence à craquer sévère. La remontée de la Butte est dure aux miséreux ! Cette fois, pas pour moi. Je vous vois marcher, les gars, j’ai fait ça aussi. C’est pas grave, vous allez quand même finir, ou vous le referez… Tout est possible mon ami, tiens d’ailleurs regarde moi aujourd’hui, tu as vu comme je te gratte ?

Cali dans mes oreilles, qui se demande c’est quand le bonheur. Ben mon coco c’est pas pour tout de suite, il reste encore un bon tiers de course. Je bois aussi souvent que possible. Je réalise aussi que je n’ai même pas pensé à regarder Notre-Dame.

Tiens, voilà la Tour Eiffel à ma gauche…. Ma vieille connaissance… Ma victoire aujourd’hui, c’est de la dépasser sans l’ombre d’une mauvaise pensée (juste un petit regard). Je raye les mauvais souvenirs d’un seul trait bien net. Désolé Madame De Fer, je ne m’attarde pas j’ai encore un peu de route, et à nouveau la sensation que la vraie course commence maintenant.

Beast of burden, des Rolling Stones… Bête de somme, on croirait vraiment une course à thème. Un autre titre des Stones qui va me trotter dans la tête de plus en plus fort, c’est une de leur première chanson, Time is on my side. C’est ma phrase magique, quand je pense à la difficulté et à la douleur croissantes. Le temps est de mon côté, c’est mon principal atout face au marathon. Quoiqu’il se passe, si je tiens bon je finirai bien par arriver au bout. Ca aide mentalement, de penser à l’après, ce qu’on va faire après avoir passé la ligne, ou de penser à la douche à l’hôtel. Si ça continue, il faudra que ça cesse !

Après la Tour, ça se rétrécit à nouveau. Poussez-vous donc ! Le trentième kilomètre, c’est celui où les gros costauds bodybuildés qui se sont préparés en levant de la fonte se rendent compte qu’ils se sont trompés d’épreuve, qu’ils n’ont pas choisi la course qui convient à leur physique. Alors ils s’arrêtent, et commencent à marcher. Faire le tour d’une armoire à glace plantée au milieu du chemin, ça prend du temps, et franchement la moyenne en pâtit. Steven Tyler hurle Walk this way , une invitation à courir en slalomant au milieu de Tortues Ninja bien baraquées. Allez tiens check check check, je rajoute une brochette de trois mômes à ma collec, on essaie de repartir sur du positif.

Et c’est Carine qui me déboule dans les oreilles. Enfin, je crois, parce qu’à côté il y a un groupe avec des tambours, et je n’entends vraiment rien. Désolé ma pauvre ! Je réécouterai dans le TGV ce soir. Carine a choisi Wax Tailor, c’est plutôt tranquille, à mon avis elles écoutaient la même chose les deux Tortues Ninjas de tout à l’heure. Mais c’est trop bien vu, parce que ça me calme les nerfs et d’une, et de deux parce que je passe à cet instant à côté d’un radar fixe à 50km/h. Des fois que…

Un coup d’œil en longeant la Maison de la Radio. Et une pensée pour ces gens qui partagent mon quotidien, qui m’informent, me font réfléchir et me font rire. Des fois, tout ça en même temps. Je divague, ça passe le temps. Il fait chaud, je bois comme un trou. Dès que je m’ennuie en fait, et là je commence à trouver le temps long.

Nous allons bientôt entrer dans le Bois de Boulogne. Dix kilomètres bien monotones, qui commencent avec une montée bien raide à la Porte d’Auteuil. Vingt kilomètres plus tôt, j’aurais parlé d’une petite montée. Mais là on arrive au 33ème, ça dilate bien les sensations… Et ça bouchonne encore dans la côte ! Cette fois-ci, zigzaguer fait vraiment mal aux cuisses, je frôle la crampe en mettant mon clignotant. Sous le panneau 33 il y a Silian, qui comme promis est venu nous encourager. Il faut dire qu’il sait que les foulées sont chères à ces moments-là. Ca fait plus d’un kilomètre que j’ai relevé le nez pour ne pas le rater, et ça m’a bien occupé, c’était cool. Top je le vois, bonjour Silian, au revoir Silian, je reste pas j’ai une course sur le feu. C’est passé comme un éclair, mais ça fait du bien. A dans six mois à New York.

Et le mur dans tout ça ? Et bien non, il n’y a pas de mur, rien du tout depuis le trentième. D’ailleurs c’est normal, j’ai décidé qu’il n’y en aurait pas. A ce stade-là, on peut prendre ses désirs pour des réalités. En revanche, les jambes grognent, et mentalement, après trois heures et plus à courir sans s’arrêter, on commence sérieusement à se dire qu’on serait quand même mieux ailleurs à faire autre chose, non ? Allez c’est juste une course de huit kilomètres, avec trente-quatre d’échauffement… On rentre dans les allées du Bois. Je me rappelle avoir fait un footing par ici il y a douze, quinze ans avec Soazig. Heavy Cross de Gossip dans les oreilles, comme un signe.

Allez Olivier, quand le cerveau commence à bloquer, tu sais où tu dois le ranger. On va l’envoyer là où il sera plus utile. Transfert ! Autolargue ! Comme Actarus dans son Goldorak, je transfère mentalement mon cortex vers mes jambes, et me voilà prêt à dégommer les huit Golgoths-kilomètres qui se dressent encore face à moi, à coups de Fulguro-poings et d’Astéro-hache. Je vais les prendre, ces huit kilomètres, et je vais les tordre avec la seule force de mon esprit. D’ailleurs si ça marche, ce soir j’essaierai avec une petite cuillère, pour voir…

Bon. La volonté c’est bien, le conditionnement aussi. Mais il y a la réalité. Et la réalité, désolé d’avance pour le terme que je vais employer, c’est que j’en chie grave. Désolé encore, je n’ai pas d’autre mot, je suis dans un état inaccessible aux gens polis. Je reste encore à une vitesse acceptable, même si elle diminue lentement. Mon grand copain Patrick, que j’avais quasiment rattrapé à la Tour, m’a lâché à nouveau, à cause de l’épisode des Tortues Ninjas. Je ne le reverrai plus. Ce qui met un vrai gros coup au moral, c’est de voir une deuxième flamme 3h45 me dépasser en trombe. Alors lui, il va vraiment comme une balle, il est tout seul, il n’emmène plus personne, à quoi ça sert ? A mon avis, Patrick l’a invité aussi chez sa belle-mère… J’ai chaud et soif, je continue à bien gérer l’eau et la nourriture. C’est pour cela que je tiens bien j’en suis sûr.

Delphine s’invite dans mes oreilles, on cause du mur ensemble. Questions réponses dans ma tête, une bonne discussion bien animée… Mais non il n’est pas derrière moi le mur, je l’aurais vu quand même, aujourd’hui c’est journée sans mur, alors j’en profite. Si il peut patienter encore six kilomètres, le mur, ça m’ira parfaitement. Quel plaisir d’entendre ces voix. Je comprends un peu mieux Jeanne d’Arc. Depuis trois heures et quart, j’ai la sensation d’être tout seul perdu au milieu d’une foule immense, sauf pendant vos messages.  We are the champions, oui oui on verra ça dans trente minutes. Jusqu’ici c’est vrai que je suis toujours bien dans les temps pour l’exploit (à ma taille). Il se pourrait bien que ça le fasse, avec ou sans Patrick. Soit je suis nul en maths, soit je suis parti pour finir en 3h45, voire un peu mieux. Enfin… Si je tiens bon, parce que là, à trente-six, trente-sept kilomètres, ça pique vraiment au niveau des jambes, on dirait un buisson d’orties. Et je sens bien qu’un de mes ongles d’orteil vire au bleu, façon Schtroumpf. A chaque pas, un petit picotement bien néfaste. Autour de moi ça tombe comme à Gravelotte. Je vois même un gars s’écrouler d’un coup au stand de ravitaillement. Bon, lui c’est parce qu’il a glissé sur une peau d’orange, c’est une vraie patinoire. Mais les autres, c’est parce qu’il fait chaud, trop chaud. Beaucoup craquent et marchent. Les allées sont longues, longues, et pour être bien certain que tout le monde souffre, il y a même deux sections pavées, terribles pour les cuisses et les chevilles. Il me semble d’ailleurs qu’aujourd’hui c’est aussi Paris-Roubaix. Solidaires ! On est avec vous les gars… On n’a pas vraiment le choix…

Bon, je gamberge grave. Entre état second et état troisième, si cela existe… Et en plus, il y a un pénible qui vient de me heurter l’épaule. Ah non, c’est mon pote Rino qui tapote gentiment. Temps étiré, sensations dilatées… Yes ! Séparés depuis trente-sept kilomètres, et là on va pouvoir faire l’arrivée ensemble, comme dans les belles histoires. Enfin, ça c’est vite dit, parce que tu vois Rino, si tu m’as rattrapé c’est que par définition tu vas plus vite que moi. Même si tu n’as pas l’air beaucoup plus frais. Et après quelques centaines de mètres, un kilomètre peut-être, je crois qu’il vaudrait mieux que tu me largues… Sur ma demande insistante, je vois Rino s’éloigner doucement, je le perds vite de vue, normal quand mon regard culmine à un mètre cinquante devant mes pieds.  Moi je cours toujours, mais j’ai bien ralenti. Je crois que je suis en train de débuter mon CAP maçonnerie, je vais finalement bien me frapper ce fameux mur, quelque chose de costaud. Rino se re-matérialise d’un seul coup à côté de moi, comme par miracle, ou façon Gérard Majax, on choisit ce qu’on veut. En fait de miracle, il vient de subir une crampe et a passé quelques secondes à s’étirer pour pouvoir continuer. Sympa, une deuxième chance de finir ensemble, mais franchement je ne peux plus suivre le rythme. Il faut dire que Rino, ça fait trente-cinq ans qu’il joue au foot. C’est un bon indice pour estimer les capacités aérobies. Par comparaison, moi j’ai fait volley-ball ; dans la liste des sports développant les capacités d’endurance, c’est juste au-dessus de ping-pong et de belote. C’est une évidence qui s’impose à chaque fois : les courses pédestres sont sans conteste une des meilleures façons de concilier deux sentiments contraires : la fierté et l’humilité.

Rino s’éloigne à nouveau, mais le bien est fait. Maintenant, je sais plusieurs choses. Je sais qu’il reste trois ou quatre bornes, je sais que je vais les faire, et sans marcher, parce que marcher n’a plus de sens maintenant, même si courir est insupportable. Je sais aussi que je ne peux plus tenir ma vitesse, ah oui et je sais encore que j’ai très, très soif. T’as qu’à boire ! Et qu’est-ce que tu crois que je fais sans arrêt gros malin ? Je me fais la conversation tout seul… Avant de s’envoler une deuxième fois, Rino a eu le temps de m’apprendre que l’OVNI coloré sur la pelouse à gauche s’appelle la fondation Vuitton. OK OK. En fait je crois que je m’en fiche du tourisme à présent, je suis juste content que ce ne soit pas un mirage.

Il reste deux ou trois kilomètres, et là quand on sait que tout ce que j’ai à faire (à part pédaler dans la choucroute) c’est de regarder la distance avant l’arrivée, on peut se demander pourquoi je n’arrive pas à être plus précis. C’est en fait que la montre perfectionnée que je porte au poignet et Schneider (c’est l’organisateur du Marathon) n’ont pas vraiment la même façon de compter les kilomètres. J’imagine que le jour où le parcours a été mesuré, ce n’était pas encore la saison des Tortues Ninjas. Bref, au fur et à mesure du temps passé, je suis arrivé à une  différence de 400m environ entre ma montre et les panneaux du bas-côté. Et ça me traumatise psychologiquement, ça me hache menu menu n’est-ce-pas… J’ai passé deux fois le kilomètre trente-neuf, deux fois le quarante, et le quarante-et-un, et allez n’en jetez plus, à trois minutes d’intervalle à chaque fois.

A ce stade, Sophie est en train de parler dans mes écouteurs. Ma parole, elle me raconte une histoire pour enfants ! Totalement inattendu, encore une fois pari gagné ça me change les idées. A nouveau, je n’ai pas vraiment écouté, juste entendu une voix amie au milieu des tambours et des cris des spectateurs massés avant la ligne d’arrivée. Mais je sais ce que je vais écouter ce soir pour m’endormir, ça oui.

Au final, j’ai perdu du temps sur ces cinq derniers kilomètres. J’ai la –grande- satisfaction de passer « mes » quarante-deux kilomètres cent quatre-vingt-quinze en 3h45 (j’offre les secondes, ça m’arrange bien). Il me reste encore quatre cents mètres à ahaner, le cerveau qui pédale dans les nuages, et pour le côté officiel je m’en tire avec 3h48, à la suite d’un sprint effréné d’au moins… quarante mètres, facile… Je me dis que j’ai bien tout donné. Rino est là depuis une bonne minute, nous pouvons savourer ce moment ensemble. Titanne arrivera dans un quart d’heure, Guillaume et Claire un peu plus tard. Nous sommes dans des états divers. Crampes, blessures, nausées, petites déceptions, on choisit dans la liste. Mais ce n’est qu’un vernis, qui s’effrite très vite devant la satisfaction d’avoir vaincu la montagne, d’avoir affronté à sa manière et avec succès le mythe du marathon.

Dispersion, douche, repos… On tourne la page.

Et la réponse, alors ? J’en ai fait combien, maintenant ? Six ou sept ? Je crois que je ne suis pas beaucoup plus avancé que tout à l’heure… Ou plutôt si, j’ai bien eu le temps de réfléchir à la réponse qui me semble la meilleure, à la fois honnête et valorisante. Cette réponse, c’est que j’en ai fait à la fois suffisamment, et suffisamment peu, pour savoir que le dernier ne sera pas le dernier.
Olivier Griffaton