Récit du Marathon de Paris 2017
8h55 – Ca y est…
Les photos souvenirs de groupe,
de couple, avec l’Arc de Triomphe en arrière-plan sont déjà un souvenir. Le
speaker a crié le Top départ, et les lignes devant nous commencent à bouger.
Titanne est en retrait, à cinquante centimètres à ma droite. Nos autres
compagnons sont restés une dizaine de mètres derrière. Se faufiler dans les
sas… Dix ans d’expérience qui feront toujours la différence.
Il y a à peine une minute, un
gars sympa, jeune, juste là à ma gauche, m’a souhaité bon courage. On a échangé
quelques mots banals (allez, c’est maintenant que ça se passe… c’est dans la
tête… et autres indispensables), et rapidement la question fatidique a
fusé : « - Moi c’est mon premier. Et vous, vous en avez fait
combien ? »
Tadam… C’est une question que je
vois venir de loin maintenant, mais que j’ai toujours du mal à entendre.
Simplement parce que je ne sais pas quoi répondre…. J’en ai « fait »
combien, des marathons ? Six ? Cinq ? N’allez pas croire que ma
mémoire me joue déjà des tours. Seulement, les marathons, j’en ai préparé six,
trois mois chaque fois, j’en ai commencé six (sans compter celui d’aujourd’hui)…
mais voilà, je n’ai passé que cinq fois la ligne d’arrivée. Alors un marathon
abandonné, est-ce qu’on le compte ? Ca dépend de quoi ? De quand on
s’est arrêté, de si on a vraiment eu le temps de souffrir ? Grande
question, non ?
Qu’est-ce que ça veut dire,
abandonner un marathon ? Qu’est-ce que cela représente, ces trois mots
tout bêtes ? Dans mon cas, c’est se retrouver, grand bonhomme de 40 ans, à
chialer comme un môme pendant deux heures au pied du manège entre la Tour
Eiffel et le Trocadéro, à mendier un coup de téléphone (le mien ne marche plus,
trempé de sueur) à une gentille dame, qui me trouve quand même un peu bizarre,
je le vois bien, pour prévenir que ce n’est plus la peine de m’attendre à
l’arrivée, à pleurer encore devant la demoiselle de la Croix-Rouge qui
m’explique que « non monsieur, les couvertures de survie, ce n’est pas
pour ceux qui ont froid, c’est pour ceux qui sont vraiment blessés – j’en ai
encore honte »… Et enfin à pleurer devant le préposé du RER parce que mon
ticket trempé (forcément il était à côté du portable) ne marche pas dans la machine
vous pouvez pas me le changer SVP je peux pas rentrer je sais pas quoi faire
j’ai mal au doooos…
Abandonner, c’est aussi, une fois
passé le gros chagrin, regarder avec le cœur bien lourd les T-shirts des finishers qui fleurissent dans Paris tout
l’après-midi (on a la même démarche, mais pas le même maillot), c’est appeler
tous ceux, participants ou non, qui attendent impatiemment un SMS avec un temps
réalisé, pas une excuse vaseuse. Et se rendre compte que oui on me l’avait dit
que ce n’était pas la meilleure des idées de faire une terrasse en bois
exotique en même temps qu’une prépa marathon. Faut réfléchir, un peu…
Abandonner, c’est enfin se
condamner à la question éternelle, tellement facile à froid : est-ce que
vraiment, je n’aurais pas pu ?
Entre la Tour Eiffel et le
Trocadéro… Ah oui, parce que justement, ce marathon que je n’ai pas fini, il y
a trois ans, c’est précisément celui de Paris, celui sur lequel je suis
présentement en train de lancer mes premières foulées, au milieu des
Champs-Elysées. Le marathon de la
revanche, alors ? Pas vraiment, non, pour Titanne non plus d’ailleurs,
elle qui s’était vue privée du départ de la même édition pour cause de fracture
de fatigue. Non, c’est juste l’occasion qui nous a menés ici, l’idée de clore
la boucle (c’est le cas de le dire). De toute façon, commencer un marathon avec
des idées de revanche, c’est le meilleur moyen de se ramasser. Le mantra est
plutôt simple : que des pensées positives…
Allez, retour au présent, ça
commence en descente. Juste devant nous dans le sas, j’ai repéré un certain
Patrick, un peu parce qu’il a un bandeau rose sur le front, mais surtout pour
le grand drapeau qu’il porte sur un mat accroché à son dos. Un meneur d’allure,
en 3h45. Il pourrait bien devenir mon copain, Patrick, vu que 3h45, c’est
précisément l’objectif de l’année. Il y a eu un peu de progrès en trois ans,
c’est vrai, alors l’ambition monte, une ambition raisonnable. Et pourquoi ne
pas essayer de le coller comme un sparadrap ? Tentant, mais pour en avoir
déjà fait l’expérience sur un autre marathon, et m’en être bien mordu les
doigts, je reste sur la réserve. On verra bien…
Quelques centaines de mètres
depuis le départ, et le problème s’est déjà résolu tout seul. En 500m, le
Patrick en question m’en a déjà pris une bonne centaine. Pourtant, ce n’est pas
la cohue, le flux des coureurs est plutôt bon, et je ne suis pas si lent… A mon
avis, Patrick vient de se souvenir qu’il déjeune chez belle-maman ce dimanche
midi, et il est parti comme une fusée pour éviter de manger un poulet brûlé.
Salut mon grand, on verra bien si on se retrouve, sinon bonjour à belle-maman…
En attendant, je vais vivre ma vie comme un grand.
Je me concentre sur moi-même. Mon
rythme, mon souffle, ma posture. La fameuse posture « bogoss »,
avec le buste bien droit, celle que
Rodolphe nous fait volontiers travailler à l’entraînement. J’ai remarqué que
quand je prends la pose, je me cale naturellement sur mon allure marathon.
Probable que Titanne est encore
assez près derrière moi. Mais même si j’y pense, plus question de se retourner.
Pendant les heures à venir, c’est devant que ça se passe. Je laisse les autres
se débrouiller. Certains prévoient de courir en équipe, mais je crois qu’à un
moment ou à un autre, on se retrouve forcément tout seul, face à soi-même. On
pourrait bien courir au milieu d’une colonie de lutins, les limites que je
m’apprête à côtoyer sont dans mon cerveau, bien profond là où personne d’autre
que moi ne pourra influer. Bon, ce n’est pas une vérité universelle. C’est
juste la mienne… le fameux théorème d’Olivier.
Les Champs sont avalés, nous
voilà sous la Grande Roue de la Concorde. Un grand type dégingandé me dépasse
en quelques bons de sauterelle. Ploc, ploc, en trois foulées je l’ai déjà vu
perdre deux des gels qu’il porte à la ceinture. J’en ramasse un sur mon chemin
et accélère un peu pour aller lui rendre. Je suis pour la préservation des
sauterelles, mais je sais qu’à ce rythme-là il sera vite en panne sèche. Chacun
sa journée…
C’est le beau moment du parcours.
La rue de Rivoli est large, il y a de l’ombre, pour échapper au soleil déjà
chaud. Nous suivons les monuments, enfilés sur notre droite comme sur un
collier de perles, le Louvre, la tour Saint-Jacques, l’Hôtel de Ville, l’église
Saint-Paul, et déjà au loin le Génie de la Bastille. Six kilomètres ! Un
septième du parcours. Quand il n’y a que les pieds qui s’activent, mon cerveau
se met à faire des maths. Ca passe le temps, mais ça donne un peu le vertige de
penser à la suite.
On s’éloigne déjà vers des
contrées moins connues du touriste lambda que je suis. Ca rétrécit un peu au
niveau de la rue de Reuilly ; et puis tiens, ça monte surtout ! A
part le château de Vincennes, il n’y aura pas grand-chose pour accrocher l’œil
jusqu’à la mi-course, à 21 km. C’est le bon moment pour mettre en route ma
playlist, et donner un peu de couleur à la balade parigo-champêtre qui
s’annonce.
Pour ma part, je trouve que cela
aide, de courir en musique. Surtout quand la course est bien lancée, et que
l’on se sent suffisamment chaud. Le seul mot d’ordre en ce qui me
concerne : du rythme. De fait, je sélectionne d’habitude mes morceaux avec
soin, et bien que j’en élimine régulièrement, je retrouve souvent les mêmes. Il
m’est déjà arrivé, au cours d’un marathon, de me rendre compte que beaucoup de mes
titres me sortaient par les yeux. Forcément, je les avais écoutés intensivement
pendant les trois mois d’entraînement qui avaient précédé.
Il faut pouvoir se laisser
surprendre. Et pour y arriver, j’ai testé une nouvelle approche cette
fois-ci : demander à cinq amies coureuses – le top du top des drôles de
dames- de me fournir en nouveautés. Avec
cette consigne : « enregistrez-moi un message d’encouragement de
quelques secondes, et ajoutez le morceau qui vous donne le plus la pêche – que
ce soit pour courir, passer l’aspi ou que sais-je … » Toutes ont joué
le jeu –yes !!- et pour ma part j’ai pris soin de ne –presque- rien
écouter avant. Cinq surprises à déguster, cachées au milieu de mes propres
choix. J’ai hâte ! J’ai essayé de les répartir sur l’ensemble de la
course, les déjà marathoniennes aux moments stratégiques, les futures aux
autres moments stratégiques. Cinq personnes très différentes les unes des
autres, je m’attendais à cinq messages assez hétérogènes. Et mazette… J’ai été
servi, au-delà de mes espérances. Une super expérience, vous pouvez toutes vous
attendre, mesdames, à vous faire recruter à nouveau.
Les kilomètres et les chansons
défilent. Le rythme est bon, je vais même plus vite que prévu, mais je me sens
vraiment bien. Je sais que c’est un piège, mais prenons quelques risques
maîtrisés. Et Patrick ? Il est là-bas, devant. Son avance n’augmente plus.
Tan je le vois, tan je le vois pas, comme on dit chez nous à Aubagne. Ca dépend
des virages… Et je cogite sereinement, j’écoute les paroles des chansons, qui
résonnent avec le contexte. Give it away,
des Red Hot. Tu m’étonnes que vais tout donner… Noir Désir, le vent nous portera. Ah oui c’est bien
ça, j’ai rien contre un petit coup de vent. Surtout qu’il fait de plus en plus
chaud. Always the sun des Stranglers,
encore une fois on est raccord. Tu
m’donnes le mal : Aïe, au temps pour les pensées positives. Mais ça
envoie bien.
Ca devait arriver : la pause
pipi au milieu du bois de Vincennes, avec tous mes copains incontinents (on est
une grande famille). Pfff… Le jour où j’arrive à gérer ça, je vais en gagner
des secondes… Et c’est le moment que choisit Vanina pour lancer son message.
Super ! Et je repars comme sur un dancefloor. Très différent de mes goûts
de vieux beau. Je prends !
On sort du bois, dix-sept,
dix-huit kilomètres. A plusieurs reprises, je reconnais des places passées il y
a trois ans, et chaque fois la même pensée : oh là là, j’étais déjà mal
par ici. Cette fois-ci, je me sens vraiment mieux. Enfin, il faut reconnaître
que les jambes commencent à se faire sentir un peu. Ceci dit, je n’ai jamais
pensé que ce serait indolore. Tout ce qu’on a préparé pendant trois mois se
résume au fond à retarder le moment où le corps ne répondra plus. Repousser
l’échéance…
Dix-neuf kilomètres, ça redescend
vers Paris, les pompiers aspergent, et cette fois j’y ai un peu droit. Je
remplis consciencieusement ma propre bouteille à chaque ravitaillement, en
dépit de la bousculade qui fait perdre du temps et de l’énergie. Quand je peux,
je me vide le fond de bouteille dans le dos, attention frisson, avant de jeter
la petite bouteille transvasée vers les poubelles géantes au bord de la route.
Pas assez géante cette fois-ci ; je me rate et je manque d’assommer un
gars de la propreté de Paris, qui fait son boulot. Je me demande ce qu’il pense
de cette foule qui défile sans
interruption.
Toujours mes chansons, et puis
soudain une voix bien connue, celle d’Audrey. Quoique ! Je me rends vite
compte que pour le même prix, j’ai droit à une autre supportrice, sa collègue
(et notre amie) Sue qui vient justement de courir le marathon de Barcelone.
Bonheur… Un duo franco-anglais, un moment monobloc de 15 minutes qui mêle
messages et musiques. Tellement bien fait qu’on reconnait derrière la patte de
l’ingénieur du son en chef qui leur sert de patron (et accessoirement de mari,
pour l’une d’elle). Toute la boîte s’y est mise on dirait, je suis flatté. Ca
se termine par une blague, vraiment bien choisie. Assez drôle pour me faire
sourire, mais j’arrive quand même à
éviter la quinte de toux et l’arrêt cardiaque en me concentrant. Remarque,
après vingt kilomètres, j’ai le sens de l’humour qui s’effrite un peu, je
commence à me rappeler que mes jambes n’ont pas vraiment été conçues pour ce
genre de fiesta.
Tiens, I will survive, par Cake. Ca tombe bien, encore une fois c’est
justement mon projet de la matinée…
Après vingt et un kilomètres, on
rebascule sur les quais de Seine, pour entamer le troisième quart de la course.
En fait, un marathon, c’est juste un semi, après un échauffement un peu
poussé... Avec ce genre de maxime, je garde un bon moral, d’ailleurs c’est à
nouveau un tronçon « touristique » qui s’annonce. Sur ces quais, nous
allons longer le musée d’Orsay, Notre-Dame, et au loin il y a la Tour Eiffel.
Sauf que les voies sur berges, elles sont plutôt étroites… Alors ça bouchonne
un peu, et moi, je sens que je pourrais vraiment aller plus vite que le groupe
de dadames bien tranquilles qui prend toute la largeur devant moi. A ce stade,
ralentir n’est plus une option envisageable pour se préserver. Ca fait mal,
quelle que soit la vitesse ! Ce qui compte, c’est d’avancer, en se calant
sur une allure. Alors c’est le moment de jouer des coudes – pardon Madame
pardon Madame dégage Mémé (ça c’est à voix basse).
Ah tiens, ça commence. Je ne sais
pas si c’est pareil pour les autres, je n’en ai jamais trop discuté, mais à
partir de 25km, c’est pour moi le début d’une sorte de syndrome de Tourette
mental. Je commence à penser des choses, et des mots, que je n’oserais pas dire
tout haut, même seul dans ma voiture coincée dans un embouteillage. C’est
normal, docteur ? Bon, ça reste dans ma tête, alors je ne consulte pas. Et
tiens, tac tac, je fais un check à deux gamins qui tendent la main sur le
bas-côté, je reste quand même un gars sociable.
C’est important les spectateurs.
Est-ce qu’ils le savent ? Il y en a partout, c’est vraiment sympa. Et ils
nous disent - tous - que nous sommes – tous- formidables. Avec sincérité, c’est super.
Merci merci les amis, on dirait bien qu’on est tous des frères. Et si on
gardait le même esprit dans quinze jours dans l’isoloir ? On s’en sortira
peut-être, comme ça…
Au fil de mes divagations, voici
les tunnels routiers. Le premier, celui des Tuileries, fait huit cent mètres,
et il rend beaucoup de coureurs claustros. Je crois que ça m’était arrivé la
dernière fois, mais là, je me sens comme un rat dans un égout, je joue à
domicile. Dans la pénombre je reprends une belle allure, et la remontée à l’air
libre (et chaud) passe toute seule, position bogoss de retour. Bon, il reste
encore trois tunnels, et là, autour de moi, ça commence à craquer sévère. La
remontée de la Butte est dure aux miséreux ! Cette fois, pas pour moi. Je
vous vois marcher, les gars, j’ai fait ça aussi. C’est pas grave, vous allez
quand même finir, ou vous le referez… Tout est possible mon ami, tiens
d’ailleurs regarde moi aujourd’hui, tu as vu comme je te gratte ?
Cali dans mes oreilles, qui se
demande c’est quand le bonheur. Ben
mon coco c’est pas pour tout de suite, il reste encore un bon tiers de course.
Je bois aussi souvent que possible. Je réalise aussi que je n’ai même pas pensé
à regarder Notre-Dame.
Tiens, voilà la Tour Eiffel à ma
gauche…. Ma vieille connaissance… Ma victoire aujourd’hui, c’est de la dépasser
sans l’ombre d’une mauvaise pensée (juste un petit regard). Je raye les mauvais
souvenirs d’un seul trait bien net. Désolé Madame De Fer, je ne m’attarde pas
j’ai encore un peu de route, et à nouveau la sensation que la vraie course
commence maintenant.
Beast of burden, des Rolling Stones… Bête de somme, on croirait
vraiment une course à thème. Un autre titre des Stones qui va me trotter dans
la tête de plus en plus fort, c’est une de leur première chanson, Time is on my side. C’est ma phrase
magique, quand je pense à la difficulté et à la douleur croissantes. Le temps
est de mon côté, c’est mon principal atout face au marathon. Quoiqu’il se
passe, si je tiens bon je finirai bien par arriver au bout. Ca aide
mentalement, de penser à l’après, ce qu’on va faire après avoir passé la ligne,
ou de penser à la douche à l’hôtel. Si ça continue, il faudra que ça
cesse !
Après la Tour, ça se rétrécit à
nouveau. Poussez-vous donc ! Le trentième kilomètre, c’est celui où les
gros costauds bodybuildés qui se sont préparés en levant de la fonte se rendent
compte qu’ils se sont trompés d’épreuve, qu’ils n’ont pas choisi la course qui
convient à leur physique. Alors ils s’arrêtent, et commencent à marcher. Faire
le tour d’une armoire à glace plantée au milieu du chemin, ça prend du temps,
et franchement la moyenne en pâtit. Steven Tyler hurle Walk this way , une invitation à
courir en slalomant au milieu de Tortues Ninja bien baraquées. Allez tiens
check check check, je rajoute une brochette de trois mômes à ma collec, on
essaie de repartir sur du positif.
Et c’est Carine qui me déboule
dans les oreilles. Enfin, je crois, parce qu’à côté il y a un groupe avec des
tambours, et je n’entends vraiment rien. Désolé ma pauvre ! Je réécouterai dans
le TGV ce soir. Carine a choisi Wax Tailor, c’est plutôt tranquille, à mon avis
elles écoutaient la même chose les deux Tortues Ninjas de tout à l’heure. Mais
c’est trop bien vu, parce que ça me calme les nerfs et d’une, et de deux parce
que je passe à cet instant à côté d’un radar fixe à 50km/h. Des fois que…
Un coup d’œil en longeant la
Maison de la Radio. Et une pensée pour ces gens qui partagent mon quotidien,
qui m’informent, me font réfléchir et me font rire. Des fois, tout ça en même
temps. Je divague, ça passe le temps. Il fait chaud, je bois comme un trou. Dès
que je m’ennuie en fait, et là je commence à trouver le temps long.
Nous allons bientôt entrer dans
le Bois de Boulogne. Dix kilomètres bien monotones, qui commencent avec une
montée bien raide à la Porte d’Auteuil. Vingt kilomètres plus tôt, j’aurais
parlé d’une petite montée. Mais là on arrive au 33ème, ça dilate
bien les sensations… Et ça bouchonne encore dans la côte ! Cette fois-ci,
zigzaguer fait vraiment mal aux cuisses, je frôle la crampe en mettant mon
clignotant. Sous le panneau 33 il y a Silian, qui comme promis est venu nous
encourager. Il faut dire qu’il sait que les foulées sont chères à ces
moments-là. Ca fait plus d’un kilomètre que j’ai relevé le nez pour ne pas le
rater, et ça m’a bien occupé, c’était cool. Top je le vois, bonjour Silian, au revoir
Silian, je reste pas j’ai une course sur le feu. C’est passé comme un éclair,
mais ça fait du bien. A dans six mois à New York.
Et le mur dans tout ça ? Et
bien non, il n’y a pas de mur, rien du tout depuis le trentième. D’ailleurs
c’est normal, j’ai décidé qu’il n’y en aurait pas. A ce stade-là, on peut
prendre ses désirs pour des réalités. En revanche, les jambes grognent, et
mentalement, après trois heures et plus à courir sans s’arrêter, on commence
sérieusement à se dire qu’on serait quand même mieux ailleurs à faire autre
chose, non ? Allez c’est juste une course de huit kilomètres, avec
trente-quatre d’échauffement… On rentre dans les allées du Bois. Je me rappelle
avoir fait un footing par ici il y a douze, quinze ans avec Soazig. Heavy Cross de Gossip dans les oreilles,
comme un signe.
Allez Olivier, quand le cerveau
commence à bloquer, tu sais où tu dois le ranger. On va l’envoyer là où il sera
plus utile. Transfert ! Autolargue ! Comme Actarus dans son Goldorak,
je transfère mentalement mon cortex vers mes jambes, et me voilà prêt à
dégommer les huit Golgoths-kilomètres qui se dressent encore face à moi, à
coups de Fulguro-poings et d’Astéro-hache. Je vais les prendre, ces huit
kilomètres, et je vais les tordre avec la seule force de mon esprit. D’ailleurs
si ça marche, ce soir j’essaierai avec une petite cuillère, pour voir…
Bon. La volonté c’est bien, le
conditionnement aussi. Mais il y a la réalité. Et la réalité, désolé d’avance
pour le terme que je vais employer, c’est que j’en chie grave. Désolé encore,
je n’ai pas d’autre mot, je suis dans un état inaccessible aux gens polis. Je
reste encore à une vitesse acceptable, même si elle diminue lentement. Mon
grand copain Patrick, que j’avais quasiment rattrapé à la Tour, m’a lâché à
nouveau, à cause de l’épisode des Tortues Ninjas. Je ne le reverrai plus. Ce
qui met un vrai gros coup au moral, c’est de voir une deuxième flamme 3h45 me
dépasser en trombe. Alors lui, il va vraiment comme une balle, il est tout
seul, il n’emmène plus personne, à quoi ça sert ? A mon avis, Patrick l’a
invité aussi chez sa belle-mère… J’ai chaud et soif, je continue à bien gérer
l’eau et la nourriture. C’est pour cela que je tiens bien j’en suis sûr.
Delphine s’invite dans mes oreilles,
on cause du mur ensemble. Questions réponses dans ma tête, une bonne discussion
bien animée… Mais non il n’est pas derrière moi le mur, je l’aurais vu quand
même, aujourd’hui c’est journée sans mur, alors j’en profite. Si il peut
patienter encore six kilomètres, le mur, ça m’ira parfaitement. Quel plaisir
d’entendre ces voix. Je comprends un peu mieux Jeanne d’Arc. Depuis trois
heures et quart, j’ai la sensation d’être tout seul perdu au milieu d’une foule
immense, sauf pendant vos messages. We are the champions, oui oui on verra
ça dans trente minutes. Jusqu’ici c’est vrai que je suis toujours bien dans les
temps pour l’exploit (à ma taille). Il se pourrait bien que ça le fasse, avec
ou sans Patrick. Soit je suis nul en maths, soit je suis parti pour finir en
3h45, voire un peu mieux. Enfin… Si je tiens bon, parce que là, à trente-six,
trente-sept kilomètres, ça pique vraiment au niveau des jambes, on dirait un
buisson d’orties. Et je sens bien qu’un de mes ongles d’orteil vire au bleu,
façon Schtroumpf. A chaque pas, un petit picotement bien néfaste. Autour de moi
ça tombe comme à Gravelotte. Je vois même un gars s’écrouler d’un coup au stand
de ravitaillement. Bon, lui c’est parce qu’il a glissé sur une peau d’orange,
c’est une vraie patinoire. Mais les autres, c’est parce qu’il fait chaud, trop
chaud. Beaucoup craquent et marchent. Les allées sont longues, longues, et pour
être bien certain que tout le monde souffre, il y a même deux sections pavées,
terribles pour les cuisses et les chevilles. Il me semble d’ailleurs qu’aujourd’hui
c’est aussi Paris-Roubaix. Solidaires ! On est avec vous les gars… On n’a
pas vraiment le choix…
Bon, je gamberge grave. Entre
état second et état troisième, si cela existe… Et en plus, il y a un pénible
qui vient de me heurter l’épaule. Ah non, c’est mon pote Rino qui tapote
gentiment. Temps étiré, sensations dilatées… Yes ! Séparés depuis
trente-sept kilomètres, et là on va pouvoir faire l’arrivée ensemble, comme
dans les belles histoires. Enfin, ça c’est vite dit, parce que tu vois Rino, si
tu m’as rattrapé c’est que par définition tu vas plus vite que moi. Même si tu
n’as pas l’air beaucoup plus frais. Et après quelques centaines de mètres, un
kilomètre peut-être, je crois qu’il vaudrait mieux que tu me largues… Sur ma
demande insistante, je vois Rino s’éloigner doucement, je le perds vite de vue,
normal quand mon regard culmine à un mètre cinquante devant mes pieds. Moi je cours toujours, mais j’ai bien
ralenti. Je crois que je suis en train de débuter mon CAP maçonnerie, je vais
finalement bien me frapper ce fameux mur, quelque chose de costaud. Rino se re-matérialise
d’un seul coup à côté de moi, comme par miracle, ou façon Gérard Majax, on
choisit ce qu’on veut. En fait de miracle, il vient de subir une crampe et a
passé quelques secondes à s’étirer pour pouvoir continuer. Sympa, une deuxième
chance de finir ensemble, mais franchement je ne peux plus suivre le rythme. Il
faut dire que Rino, ça fait trente-cinq ans qu’il joue au foot. C’est un bon
indice pour estimer les capacités aérobies. Par comparaison, moi j’ai fait
volley-ball ; dans la liste des sports développant les capacités
d’endurance, c’est juste au-dessus de ping-pong et de belote. C’est une
évidence qui s’impose à chaque fois : les courses pédestres sont sans
conteste une des meilleures façons de concilier deux sentiments contraires :
la fierté et l’humilité.
Rino s’éloigne à nouveau, mais le
bien est fait. Maintenant, je sais plusieurs choses. Je sais qu’il reste trois
ou quatre bornes, je sais que je vais les faire, et sans marcher, parce que
marcher n’a plus de sens maintenant, même si courir est insupportable. Je sais
aussi que je ne peux plus tenir ma vitesse, ah oui et je sais encore que j’ai
très, très soif. T’as qu’à boire ! Et qu’est-ce que tu crois que je fais
sans arrêt gros malin ? Je me fais la conversation tout seul… Avant de
s’envoler une deuxième fois, Rino a eu le temps de m’apprendre que l’OVNI
coloré sur la pelouse à gauche s’appelle la fondation Vuitton. OK OK. En fait
je crois que je m’en fiche du tourisme à présent, je suis juste content que ce
ne soit pas un mirage.
Il reste deux ou trois
kilomètres, et là quand on sait que tout ce que j’ai à faire (à part pédaler
dans la choucroute) c’est de regarder la distance avant l’arrivée, on peut se
demander pourquoi je n’arrive pas à être plus précis. C’est en fait que la
montre perfectionnée que je porte au poignet et Schneider (c’est l’organisateur
du Marathon) n’ont pas vraiment la même façon de compter les kilomètres.
J’imagine que le jour où le parcours a été mesuré, ce n’était pas encore la
saison des Tortues Ninjas. Bref, au fur et à mesure du temps passé, je suis
arrivé à une différence de 400m environ
entre ma montre et les panneaux du bas-côté. Et ça me traumatise
psychologiquement, ça me hache menu menu n’est-ce-pas… J’ai passé deux fois le
kilomètre trente-neuf, deux fois le quarante, et le quarante-et-un, et allez
n’en jetez plus, à trois minutes d’intervalle à chaque fois.
A ce stade, Sophie est en train
de parler dans mes écouteurs. Ma parole, elle me raconte une histoire pour
enfants ! Totalement inattendu, encore une fois pari gagné ça me change
les idées. A nouveau, je n’ai pas vraiment écouté, juste entendu une voix amie
au milieu des tambours et des cris des spectateurs massés avant la ligne
d’arrivée. Mais je sais ce que je vais écouter ce soir pour m’endormir, ça oui.
Au final, j’ai perdu du temps sur
ces cinq derniers kilomètres. J’ai la –grande- satisfaction de passer
« mes » quarante-deux kilomètres cent quatre-vingt-quinze en 3h45 (j’offre
les secondes, ça m’arrange bien). Il me reste encore quatre cents mètres à
ahaner, le cerveau qui pédale dans les nuages, et pour le côté officiel je m’en
tire avec 3h48, à la suite d’un sprint effréné d’au moins… quarante mètres, facile…
Je me dis que j’ai bien tout donné. Rino est là depuis une bonne minute, nous
pouvons savourer ce moment ensemble. Titanne arrivera dans un quart d’heure,
Guillaume et Claire un peu plus tard. Nous sommes dans des états divers.
Crampes, blessures, nausées, petites déceptions, on choisit dans la liste. Mais
ce n’est qu’un vernis, qui s’effrite très vite devant la satisfaction d’avoir
vaincu la montagne, d’avoir affronté à sa manière et avec succès le mythe du
marathon.
Dispersion, douche, repos… On tourne
la page.
Et la réponse, alors ? J’en
ai fait combien, maintenant ? Six ou sept ? Je crois que je ne suis
pas beaucoup plus avancé que tout à l’heure… Ou plutôt si, j’ai bien eu le
temps de réfléchir à la réponse qui me semble la meilleure, à la fois honnête
et valorisante. Cette réponse, c’est que j’en ai fait à la fois suffisamment,
et suffisamment peu, pour savoir que le dernier ne sera pas le dernier.
Olivier Griffaton